LA VIE PRIVEE, LA PUBLICATION DES PHOTOS LITIGIEUSES, UNE DIMENSION SOCIALE, INTERET LEGITIME, LA LIBERTE D’EXPRESSION, LES ACTIVITES DE NATURE PUREMENT PRIVEE, PERSONNALITES « ABSOLUES » ET PERSONNALITES « RELATIVES » DE L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

LA VIE PRIVEE, LA PUBLICATION DES PHOTOS LITIGIEUSES, UNE DIMENSION SOCIALE, INTERET LEGITIME, LA LIBERTE D’EXPRESSION, LES ACTIVITES DE NATURE PUREMENT PRIVEE, PERSONNALITES « ABSOLUES » ET PERSONNALITES « RELATIVES » DE L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

La requérante, fille aînée du prince Rainier III de Monaco, est née en 1957. Elle est domiciliée à Monaco, mais réside la plupart du temps aux environs de Paris.

En tant que membre de la famille princière, la requérante préside certaines fondations à caractère humanitaire ou culturel, comme la Fondation « Princesse-Grace » ou la Fondation « Prince-Pierre-de-Monaco », et elle joue également un rôle de représentation lors de manifestations comme le bal de la Croix-Rouge ou l’ouverture du Festival international du cirque. Cependant, elle n’exerce aucune fonction au sein ou pour le compte de l’Etat monégasque ou de l’une de ses institutions.

A.  La genèse de l’affaire

9.  Depuis le début des années 90, la requérante essaie, souvent par la voie judiciaire, dans différents pays européens, de faire interdire la publication de photos sur sa vie privée paraissant dans la presse à sensation.

10.  Les photos qui font l’objet des procédures décrites ci-dessous ont été publiées par la maison d’édition Burda dans les magazines allemands Bunte et Freizeit Revue, et par la maison d’édition Heinrich Bauer dans le magazine allemand Neue Post.

1.  La première série de photos

a) Les cinq photos de la requérante publiées dans le magazine Freizeit Revue no 30 du 22 ­­­­­juillet 1993

11.  Ces photos la montrent en compagnie de l’acteur Vincent Lindon au fond de la cour d’un restaurant à Saint-Rémy-de-Provence. En première page du magazine sont annoncées « Les photos les plus tendres de son idylle avec Vincent » (« Die zärtlichsten Fotos Ihrer Romanze mit Vincent »), et les photos elles-mêmes sont accompagnées du commentaire : « Ces photos sont la preuve de la plus tendre idylle de notre temps » (« Diese Fotos sind der Beweis für die zärtlichste Romanze unserer Zeit »).

b)  Les deux photos de la requérante publiées dans le magazine Bunte no 32 du 5 août 1993

12.  Une première photo montre la requérante à cheval et est assortie du commentaire « Caroline et la mélancolie. Sa vie est un roman avec une succession de malheurs, dit l’auteur Roig » (« Caroline und die Melancholie. Ihr Leben ist ein Roman mit unzähligen Unglücken, sagt Autor Roig »).

La deuxième photo la montre en compagnie de ses enfants Pierre et Andrea.

Ces photos font partie de l’article intitulé : « Je ne pense pas que je pourrais être la femme idéale pour un homme » (« Ich glaube nicht, dass ich die ideale Frau für einen Mann sein kann »).

c)  Les sept photos de la requérante publiées dans le magazine Bunte no 34 du 19 août 1993

13.  Une première photo la montre en train de faire du canoë avec sa fille Charlotte, une deuxième montre son fils Andrea avec un bouquet de fleurs dans les bras.

Une troisième photo la montre seule avec un sac en bandoulière alors qu’elle fait ses courses, une quatrième la montre avec Vincent Lindon dans un restaurant, et une cinquième la montre seule à bicyclette.

Une sixième photo la montre avec Vincent Lindon et son fils Pierre.

Une septième photo la montre accompagnée de son garde du corps alors qu’elle fait ses courses au marché.

L’article est intitulé : « Du bonheur simple » (« Vom einfachen Glück »).

2.  La deuxième série de photos

a)  Les dix photos de la requérante publiées dans le magazine Bunte no 10 du 27 février 1997

14.  Ces photos montrent la requérante au cours de ses vacances de ski à Zürs/Arlberg. Elles sont accompagnées de l’article intitulé : « Caroline… une femme retourne à la vie » (« Caroline… eine Frau kehrt ins Leben zurück »).

b)  Les onze photos de la requérante publiées dans le magazine Bunte no 12 du 13 mars 1997

15.  Sept photos la montrent en compagnie du prince Ernst August von Hannover assistant à un concours hippique à Saint-Rémy-de-Provence. Elles sont accompagnées de l’article intitulé : « Le baiser. Ou : maintenant ils ne se cachent plus » (« Der Kuss. Oder : jetzt verstecken sie sich nicht mehr »).

Quatre autres photos la montrent alors qu’elle quitte son domicile parisien, assorties du commentaire « Avec la princesse Caroline à Paris » (« Mit Prinzessin Caroline unterwegs in Paris »).

c)  Les sept photos de la requérante publiées dans le magazine Bunte no 16 du 10 avril 1997

16.  Ces photos montrent la requérante en première page avec le prince
Ernst August von Hannover et dans les pages intérieures du magazine en train de jouer au tennis avec lui ou déposant tous les deux leurs vélos.

3.  La troisième série de photos

17.  La séquence de photos publiées dans le magazine Neue Post no 35/97 montre la requérante au « Beach Club » de Monte-Carlo, vêtue d’un maillot de bain et enroulée dans une serviette de bain, alors qu’elle trébuche sur un obstacle et tombe par terre. Les photos, assez floues, sont accompagnées de l’article intitulé « Le prince Ernst August joua des poings et la princesse Caroline tomba sur le nez » (« Prinz Ernst August haute auf den Putz und Prinzessin Caroline fiel auf die Nase »).

B.  Les procédures devant les juridictions allemandes

1.  La première série de procédures

a)  Le jugement du tribunal régional de Hambourg du 4 février 1993

18.  Le 13 août 1993, la requérante saisit le tribunal régional (Landgericht) de Hambourg en vue d’interdire à la maison d’édition Burda toute nouvelle publication de la première série de photos, au motif que celles-ci méconnaissaient son droit à la protection de la personnalité (Persönlichkeitsrecht), garanti aux articles 2 § 1 et 1 § 1 de la Loi fondamentale (Grundgesetz), ainsi que son droit à la protection de sa vie privée et de sa propre image, garanti aux articles 22 et suivants de la loi sur les droits d’auteur dans le domaine artistique (Kunsturhebergesetz – « la loi sur les droits d’auteur » – voir paragraphes 40-41 ci-dessous).

19.  Par un jugement du 4 février 1993, le tribunal régional ne fit droit à la demande de la requérante qu’en ce qui concerne la diffusion des magazines en France, en vertu des règles de droit international privé (article 38 de la loi introductive au code civil – Einführungsgesetz in das bürgerliche Gesetzbuch) combinées avec l’article 9 du code civil français.

En revanche, en ce qui concerne la diffusion des magazines en Allemagne, le tribunal régional rappela que c’était le droit allemand qui trouvait à s’appliquer. Or, en vertu de l’article 23 § 1 no 1 de la loi sur les droits d’auteur, la requérante, en tant que personnalité « absolue » de l’histoire contemporaine (eine « absolute » Person der Zeitgeschichte), devait tolérer de telles publications.

D’après le tribunal régional, elle n’avait pas non plus démontré un intérêt légitime (berechtigtes Interesse) justifiant l’interdiction de toute publication ultérieure, car pour des personnalités « absolues » de l’histoire contemporaine, le droit à la protection de la vie privée s’arrêtait à la porte de leur domicile. Or toutes les photos de la requérante avaient été prises exclusivement dans des lieux publics.

[. . . ]

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

[. . . ]

B.  Appréciation de la Cour

1.  Sur l’objet de la requête

48.  La Cour relève d’emblée que les photos représentant la requérante en compagnie de ses enfants ne sont plus objet de la présente requête, comme la Cour l’a indiqué dans sa décision sur la recevabilité du 8 juillet 2003.

Il en va de même des photos publiées dans le magazine Freizeit Revue no 30 du 22 juillet 1993, montrant la requérante en compagnie de l’acteur Vincent Lindon au fond de la cour d’un restaurant à Saint-Rémy-de-Provence (paragraphe 11 ci-dessus). En effet, dans son arrêt du 19 décembre 1995, la Cour fédérale de justice a interdit toute nouvelle publication de ces photos, au motif qu’elles portaient atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus).

49.  Dès lors, la Cour estime utile de préciser que la présente requête porte sur les photos suivantes, qui font partie d’une série d’articles parus sur la requérante :

–  la photo parue dans le magazine Bunte no 32 du 5 août 1993 montrant la requérante à cheval (paragraphe 12 ci-dessus) ;

–  les photos parues dans le magazine Bunte no 34 du 19 août 1993 montrant la requérante seule alors qu’elle fait ses courses, avec M. Vincent Lindon dans un restaurant, seule à bicyclette, et avec son garde du corps au marché (paragraphe 13 ci-dessus) ;

–  les photos parues dans le magazine Bunte no 10 du 27 février 1997 montrant la requérante au cours de ses vacances de ski en Autriche (paragraphe 14 ci-dessus) ;

–  les photos parues dans le magazine Bunte no 12 du 13 mars 1997 montrant la requérante en compagnie du prince Ernst August von Hannover ou seule alors qu’elle quitte son domicile parisien (paragraphe 15 ci-dessus) ;

–  les photos parues dans le magazine Bunte no 16 du 10 avril 1997 montrant la requérante en train de jouer au tennis avec le prince Ernst August von Hannover ou déposant tous les deux leurs vélos (paragraphe 16 ci-dessus) ;

–  les photos parus dans le magazine Neue Post no 35/97 montrant la requérante alors qu’elle trébuche sur un obstacle au « Beach Club » de Monte-Carlo (paragraphe 17 ci-dessus).

2.  Sur l’applicabilité de l’article 8

50.  La Cour rappelle que la notion de vie privée comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne tels que son nom (Burghartz c. Suisse, arrêt du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 28, § 24) ou son droit à l’image (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002).

De plus, la sphère de la vie privée, telle que la Cour la conçoit, couvre l’intégrité physique et morale d’une personne ; la garantie offerte par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans les relations avec ses semblables (voir, mutatis mutandis, Niemietz c. Allemagne, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 251-B, pp. 33-34, § 29, et Botta c. Italie, arrêt du 24 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 422, § 32). Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (voir, mutatis mutandis, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001-IX, et Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 57, CEDH 2003-I).

51.  La Cour a également indiqué que, dans certaines circonstances, une personne disposait d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée. Ainsi, elle a estimé, dans une affaire ayant trait à l’interception de communications téléphoniques émanant de locaux professionnels, que la requérante « pouvait légitimement croire au caractère privé de ce type d’appels » (Halford c. Royaume-Uni, arrêt du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, p. 1016, § 45).

52.  Dans le cas de photos, la Commission européenne des Droits de l’Homme, en vue de délimiter la portée de la protection accordée par l’article 8 contre une ingérence arbitraire des autorités publiques, a examiné si elles se rapportaient à un domaine privé ou à des incidents publics, et si les éléments ainsi obtenus étaient destinés à un usage limité, ou susceptibles d’être rendus accessibles au public en général (voir, mutatis mutandis, Friedl c. Autriche, arrêt du 31 janvier 1995, série A no 305-B, avis de la Commission, p. 21, §§ 49-52, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni précité, § 58, et Peck précité, § 61).

53.  En l’espèce, il ne fait pas de doute que la publication par différents magazines allemands de photos représentant la requérante seule ou avec d’autres personnes dans sa vie quotidienne relevait de sa vie privée.

3.  Sur l’observation de l’article 8

a)  La position des juridictions internes

54. La Cour note que, dans son arrêt de principe du 15 décembre 1999, la Cour constitutionnelle fédérale a interprété les articles 22 et 23 de la loi sur les droits d’auteur dans le domaine artistique (paragraphes 40-41 ci-dessus) en mettant en balance les exigences de la liberté de la presse et celles de la protection de la vie privée, à savoir l’intérêt du public à être informé et les intérêts légitimes de la requérante. Ce faisant, la Cour constitutionnelle fédérale a tenu compte de deux critères existant en droit allemand, l’un de nature fonctionnelle et l’autre de nature spatiale. Ainsi, elle a considéré que la requérante, en tant que personnalité « absolue » de l’histoire contemporaine, bénéficiait d’une protection de sa vie privée même en dehors de son domicile, mais uniquement si elle se trouvait dans un endroit isolé, à l’abri du public, « dans lequel la personne concernée se retire dans le but objectivement reconnaissable d’être seule et dans lequel, se fiant à son isolement, elle se comporte d’une manière différente de celle qu’elle adopterait en public ». A l’aune de ces critères, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé que l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 19 décembre 1995 relatif à la publication des photos litigieuses était conforme à la Loi fondamentale ; dans son analyse, elle a accordé un poids décisif à la liberté de la presse, même s’il s’agit de la presse de divertissement, et à l’intérêt du public de savoir comment la requérante se comporte en dehors de ses fonctions représentatives (paragraphe 25 ci-dessus).

55.  Dans les procédures ultérieures intentées par la requérante, la Cour constitutionnelle fédérale n’a pas retenu les recours de celle-ci en se référant à son arrêt de principe (paragraphes 32 et 38 ci-dessus).

b)  Les principes généraux relatifs à la protection de la vie privée et à la liberté d’expression

56.  En l’espèce, la requérante ne se plaint pas d’un acte de l’Etat, mais d’une absence de protection suffisante de sa vie privée et de sa propre image de la part de celui-ci.

57.  Or la Cour réitère que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23, Stjerna c. Finlande, arrêt du 25 novembre 1994, série A no 299-B, pp. 60-61, § 38, et Verliere c. Suisse (déc.), no 41953/98, CEDH 2001-VII). Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre des abus de la part de tiers (décision Schüssel précitée).

La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (voir, parmi de nombreux précédents, Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, et Botta précité, p. 427, § 33).

58.  Cette protection de la vie privée doit être mise en balance avec la liberté d’expression garantie à l’article 10 de la Convention.

Dans ce contexte, la Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49).

A cet égard, la presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, s’agissant notamment de la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (voir, parmi de nombreux précédents, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, pp. 29-30, § 59, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (arrêts Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A no 313, p. 19, § 38, Tammer c. Estonie, no 41205/98, §§ 59-63, CEDH 2001-I, et Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003).

59.  Si la liberté d’expression s’étend également à la publication de photos, il s’agit là néanmoins d’un domaine où la protection de la réputation et des droits d’autrui revêt une importance particulière. En l’occurrence, il s’agit de la diffusion non pas d’« idées », mais d’images contenant des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu. De plus, les photos paraissant dans la presse à sensation sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, entraînant pour la personne concernée un très fort sentiment d’intrusion dans sa vie privée et même de persécution.

60.  Dans les affaires relatives à la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression dont la Cour a eu à connaître, elle a toujours mis l’accent sur la contribution que la parution de photos ou d’articles dans la presse apportait au débat d’intérêt général (voir, récemment, Tammer précité, §§ 59 et suiv., News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, §§ 52 et suiv., CEDH 2000-I, et Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, §§ 33 et suiv., 26 février 2002). Ainsi la Cour a estimé, dans une affaire, que l’emploi de certains termes pour qualifier la vie privée d’une personne n’était pas « justifié par l’intérêt du public » et que ces expressions « n’avaient pas porté sur une question d’importance générale » (Tammer précité, § 68), avant de conclure à l’absence de violation de l’article 10. Dans une autre affaire, au contraire, la Cour a attaché une importance particulière au fait que la matière traitée constituait un sujet d’actualité présentant un « extrême intérêt pour le public » et que les photos publiées « ne portaient pas sur des détails de la vie privée » de la personne en question (Krone Verlag GmbH & Co. KG précité, § 37), avant de conclure à une violation de l’article 10. De même, dans une affaire récente portant sur la publication par l’ancien médecin personnel du président Mitterrand d’un livre comportant des révélations sur l’état de santé de ce dernier, la Cour a considéré que « plus le temps passait, plus l’intérêt public du débat lié à l’histoire des deux septennats accomplis par le président Mitterrand l’emportait sur les impératifs de la protection des droits de celui-ci au regard du secret médical » (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 53, CEDH 2004-IV), avant de conclure à une violation de l’article 10.

c)  L’application de ces principes généraux par la Cour

61.  La Cour relève tout d’abord qu’en l’espèce les photos de la requérante parues dans les différents magazines allemands la représentent dans des scènes de sa vie quotidienne, donc dans des activités de nature purement privée, alors qu’elle fait du sport, qu’elle se promène, qu’elle sort au restaurant ou qu’elle se trouve en vacances. Ces photos, où la requérante apparaît tantôt seule, tantôt accompagnée, illustrent une série d’articles aux titres anodins comme « Du bonheur simple », « Caroline… une femme retourne à la vie », « Avec la princesse Caroline à Paris » ou « Le baiser. Ou : maintenant ils ne se cachent plus » (paragraphes 11-17 ci-dessus).

62.  La Cour note ensuite que la requérante, en tant que membre de la famille princière monégasque, joue un rôle de représentation lors de certaines manifestations culturelles ou de bienfaisance. Cependant, elle n’exerce aucune fonction au sein ou pour le compte de l’Etat monégasque ou de l’une de ses institutions (paragraphe 8 ci-dessus).

63.  Or la Cour considère qu’il convient d’opérer une distinction fondamentale entre un reportage relatant des faits – même controversés – susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, se rapportant à des personnalités politiques, dans l’exercice de leurs fonctions officielles par exemple, et un reportage sur les détails de la vie privée d’une personne qui, de surcroît, comme en l’espèce, ne remplit pas de telles fonctions. Si dans le premier cas la presse joue son rôle essentiel de « chien de garde » dans une démocratie en contribuant à « communiquer des idées et des informations sur des questions d’intérêt public » (Observer et Guardian précité, loc. cit.), il en va autrement dans le second cas.

64.  De même, s’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques ( Editions Plon précité, loc. cit.), cela n’est pas le cas en l’occurrence : en effet, celui-ci se situe en dehors de la sphère de tout débat politique ou public, car les photos publiées et les commentaires les accompagnant se rapportent exclusivement à des détails de la vie privée de la requérante.

65.  Comme dans d’autres affaires similaires dont elle a eu à connaître, la Cour estime dès lors qu’en l’espèce la publication des photos et des articles litigieux, ayant eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie privée de la requérante, ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société, malgré la notoriété de la requérante (voir, mutatis mutandis, Campmany y Diez de Revenga et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII, Julio Bou Gibert et El Hogar Y La Moda J.A. c. Espagne (déc.), no 14929/02, 13 mai 2003, et Prisma Presse, décision précitée).

66.  Dans ces conditions, la liberté d’expression appelle une interprétation moins large (voir Prisma Presse, décision précitée, et, a contrario, Krone Verlag GmbH & Co. KG précité, § 37).

67.  A cet égard, la Cour tient également compte de la Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, qui souligne « l’interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression » par certains médias, dans la mesure où ils cherchent à justifier les atteintes au droit inscrit à l’article 8 de la Convention en considérant que « leurs lecteurs auraient le droit de tout savoir sur les personnes publiques » (paragraphe 42 ci-dessus, et Prisma Presse, décision précitée).

68.  Par ailleurs, un autre point paraît important aux yeux de la Cour : même si la présente requête ne porte stricto sensu que sur la publication des photos et des articles litigieux par différents magazines allemands, on ne saurait néanmoins faire totalement abstraction du contexte dans lequel ces photos ont été prises – à l’insu de la requérante et sans son consentement – et du harcèlement dont font l’objet nombre de personnes publiques dans leur vie quotidienne (paragraphe 59 ci-dessus).

En l’espèce, ce point est illustré de manière particulièrement frappante par les photos prises au « Beach Club » de Monte-Carlo, alors que la requérante trébuche sur un obstacle et tombe par terre (paragraphe 17 ci-dessus). Il apparaît en effet que ces photos avaient été prises de manière clandestine, à une distance de plusieurs centaines de mètres, probablement d’une maison avoisinante, alors que l’accès des journalistes et photographes à ce club était strictement réglementé (paragraphe 33 ci-dessus).

69.  Or la Cour rappelle l’importance fondamentale que revêt la protection de la vie privée pour l’épanouissement de la personnalité de chacun, protection qui – comme elle l’a dit plus haut – va au-delà du cercle familial intime et comporte également une dimension sociale. Elle estime que toute personne, même connue du grand public, doit pouvoir bénéficier d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (paragraphe 51 ci-dessus, et, mutatis mutandis, Halford précité, p. 1016, § 45).

70.  De plus, une vigilance accrue quant à la protection de la vie privée s’impose face aux progrès techniques d’enregistrement et de reproduction de données personnelles d’un individu (voir le point 5 de la Résolution de l’Assemblée parlementaire sur le droit au respect de la vie privée – paragraphe 42 ci-dessus – et, mutatis mutandis, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, §§ 65-67, CEDH 2000-II, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, §§ 43-44, CEDH 2000-V, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni précité, §§ 57-60, et Peck précité, §§ 59-63, et § 78). Cela vaut également pour la réalisation systématique de photos déterminées et leur diffusion auprès d’un large public.

71.  Enfin, la Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 15-16, § 33).

72.  Or la Cour éprouve des difficultés à suivre l’interprétation par les juridictions internes de l’article 23 § 1 de la loi sur les droits d’auteur dans le domaine artistique, qui consiste à qualifier une personne en tant que telle de personnalité « absolue » de l’histoire contemporaine. Impliquant une protection très limitée de la vie privée et du droit à l’image, une telle qualification peut se comprendre pour des personnalités de la vie politique occupant des fonctions officielles. Cependant, elle ne saurait se justifier pour une personne « privée » comme la requérante, pour qui l’intérêt du grand public et de la presse est fondé uniquement sur son appartenance à une famille régnante, alors qu’elle-même ne remplit pas de fonctions officielles.

De toute façon, dans ces conditions, une interprétation restrictive de cette loi paraît s’imposer aux yeux de la Cour, afin que l’Etat remplisse son obligation positive de protection de la vie privée et du droit à l’image à l’égard de la Convention.

73.  Enfin, la distinction opérée entre personnalités « absolues » et personnalités « relatives » de l’histoire contemporaine doit être claire et évidente, afin que, dans un Etat de droit, l’individu dispose d’indications précises quant au comportement à adopter ; surtout, il faut qu’il sache exactement quand et où il se trouve dans une sphère protégée ou, au contraire, dans une sphère dans laquelle il doit s’attendre à une ingérence de la part d’autrui et surtout de la presse à sensation.

74.  La Cour estime dès lors que les critères retenus en l’espèce par les juridictions internes n’étaient pas suffisants pour assurer une protection effective de la vie privée de la requérante : en effet, en tant que personnalité « absolue » de l’histoire contemporaine, celle-ci ne peut – au nom de la liberté de la presse et de l’intérêt du public – se prévaloir d’une protection de sa vie privée que si elle se trouve dans un endroit isolé, à l’abri du public, et si, de surcroît, elle parvient à le prouver, ce qui peut s’avérer difficile. Si ces éléments font défaut, elle doit accepter d’être photographiée presque à tout moment, de manière systématique, et que ces photos soient ensuite très largement diffusées, même si, comme ce fut le cas en l’espèce, ces photos et les articles les accompagnant se rapportent exclusivement à des détails de sa vie privée.

75.  D’après la Cour, le critère de l’isolement spatial, s’il peut paraître clair en théorie, apparaît en pratique trop vague et difficile à déterminer à l’avance pour la personne concernée : en l’espèce, le seul fait de qualifier la requérante de personnalité « absolue » de l’histoire contemporaine ne suffit pas à justifier une telle intrusion dans la vie privée de celle-ci.

d)  Conclusion

76.  Comme elle l’a dit plus haut, la Cour considère que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que les photos et articles publiés apportent au débat d’intérêt général. Or force est de constater qu’en l’espèce cette contribution fait défaut, la requérante ne remplissant pas de fonctions officielles et les photos et articles litigieux se rapportant exclusivement à des détails de sa vie privée.

77.  De plus, la Cour estime que le public n’a pas un intérêt légitime de savoir où la requérante se trouve et comment elle se comporte d’une manière générale dans sa vie privée, même si elle apparaît dans des lieux qu’on ne saurait toujours qualifier d’isolés, et ce malgré sa notoriété.

Et même si cet intérêt du public existe, parallèlement d’ailleurs à un intérêt commercial des magazines publiant photos et articles, ces intérêts doivent, aux yeux de la Cour, l’un et l’autre s’effacer en l’espèce devant le droit de la requérante à la protection effective de sa vie privée.

78.  Enfin, d’après la Cour, les critères définis par les juridictions internes n’étaient pas suffisants pour assurer une protection effective de la vie privée de la requérante, et cette dernière aurait dû bénéficier dans les circonstances de la cause d’une « espérance légitime » de protection de sa vie privée.

79.  Eu égard à tous ces éléments, et malgré la marge d’appréciation dont l’Etat dispose en la matière, la Cour estime que les juridictions allemandes n’ont pas établi un juste équilibre entre les intérêts en présence.

80.  Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

81.  Compte tenu de ce constat, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur le grief de la requérante relatif à son droit au respect de la vie familiale.

TROISIÈME SECTION, AFFAIRE VON HANNOVER c. Allemagne, (Requête no 59320/00), ARRÊT, 24 juin 2004, DÉFINITIF, 24/09/2004, OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE CABRAL BARRETO, OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE ZUPANČIČ

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