LIBERTE D’EXPRESSION, VIOLATION DU SECRET DE L’INSTRUCTION, LA LIBERTE DE LA PRESSE
Les perquisitions et les saisies effectuées dans les locaux de “l’Equipe” et du “Point” étaient des mesures disproportionnées compte tenu de l’intérêt d’assurer et de maintenir la liberté de la presse dans une société democratique.
La Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’affaire concerne des investigations conduites dans les locaux des journaux L’Equipe et Le Point, ainsi qu’au domicile de journalistes accusés de violation du secret de l’instruction et de recel. Il s’agissait pour les autorités de découvrir l’origine de fuites ayant eu lieu au sujet d’une enquête portant sur un éventuel dopage de coureurs cyclistes. Des perquisitions furent conduites au siège des journaux et à certains domiciles ; des saisies de matériel ainsi que la mise sous scellés de listings d’appels téléphoniques eurent lieu. Les cinq journalistes furent relaxés, faute de preuves.
La Cour conclut que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. Elle rappelle que « les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » (voir Goodwin c. Royaume-Uni). Les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés comptetenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Les requérants, M. Damien Ressiot, Mme Dominique Issartel, MM. Labbé, Decugis et Mme Recasens sont des ressortissants français, nés respectivement en 1964, 1967, 1967, 1963 et 1970. Ils sont journalistes et écrivaient à l’époque des faits pour le quotidien sportif L’Equipe et l’hebdomadaire Le Point. En 2004, une instruction judiciaire fut diligentée concernant le dopage éventuel de coureurs cyclistes appartenant à l’équipe Cofidis.
Le Point publia le 22 janvier 2004, un article signé de MM. Labbé, Decugis et de Mme Recasens qui reprenait in extenso certains passages des procès-verbaux de transcriptions d’écoutes téléphoniques pratiquées dans le cadre de l’enquête diligentée par la brigade des stupéfiants. Le 29 janvier 2004, un nouvel article parut dans Le Point sous la signature des mêmes journalistes, divulguant une liste de produits prohibés découverts chez un ancien coureur cycliste lors d’une perquisition. Suite à ces publications, l’Inspection générale des services (IGS) de la police nationale ouvrit une enquête préliminaire. Le 4 février 2004, le parquet de Nanterre demanda à l’IGS une enquête visant les mêmes faits.
Le 8 avril 2004, les sociétés Cofidis et Cofidis compétition délivrèrent une assignation en référé au sujet d’un article qui devait paraître le lendemain dans L’Equipe, invoquant le caractère injurieux des propos, une atteinte à la présomption d’innocence et au secret de l’instruction.
Les 9 et 10 avril 2004, L’Equipe publia une série d’articles sur le même sujet, reproduisant des parties des procès-verbaux et pièces de procédure. _ Le 15 avril 2004, les sociétés Cofidis et Cofidis compétition portèrent plainte avec constitution de partie civile contre X du fait de violation du secret de l’information et recel. Le 22 octobre 2004, l’enquête menée par l’IGS fut jointe à la procédure. Entre le 20 octobre et le 25 novembre 2004, douze policiers, trois des journalistes ainsi que le directeur du Point furent auditionnés. Le 10 janvier 2005, le procureur ordonna une perquisition au siège des journaux L’Equipe et Le Point afin de retrouver la trace des procès-verbaux détournés.
Le 1er juillet 2005, le juge d’instruction transmit le dossier au parquet afin qu’il fasse ses réquisitions en vue de la mise en examen des cinq journalistes pour recel de violation du secret de l’instruction. Le 2-3 octobre 2005, le journal Le Monde publia un entretien avec le juge ayant instruit l’affaire au sujet des complications éventuelles ayant émaillé l’enquête, et ce dernier répondit que cette affaire n’était pas prioritaire pour le ministère de la Justice, que les effectifs policiers qui l’assistaient étaient en nombre insuffisant et que des erreurs techniques avaient été commises. A aucun moment il ne mentionna les articles qui avaient été publiés dans Le Point et dans L’Equipe, ni ne releva leur répercussion négative éventuelle sur l’enquête en cours.
Le 2 février 2006, M. Damien Ressiot et Mme Dominique Issartel demandèrent l’annulation de l’ensemble des actes relatifs à la perquisition au siège du journal L’Equipe, l’annulation des actes relatifs aux perquisitions domiciliaires ainsi que de l’ensemble des actes relatifs à la mise sous scellés des listings de leurs appels téléphoniques. Le 13 février 2006, MM. Labbé, Decugis et Mme Recasens firent les mêmes demandes concernant la perquisition au siège du journal Le Point et les interceptions d’appels téléphoniques.
Le 26 mai 2006, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles rendit son arrêt. Elle nota que la violation du secret de l’instruction et le recel de cette infraction avaient compromis le déroulement de l’enquête et avaient constitué une atteinte à la présomption d’innocence des personnes visées dans les articles ainsi qu’une atteinte à leur vie privée par la publication de certaines de leurs conversations téléphoniques. Elle déclara nulles les réquisitions visant le standard des deux journaux, ainsi que les lignes téléphoniques de certains des journalistes, estimant que de telles investigations n’étaient pas, au regard de l’article 10 de la Convention, des mesures nécessaires à ce stade de la procédure. En revanche elle estima que les saisies et mises sous scellés étaient légitimes, nécessaires et adaptées au but recherché, constituant une ingérence proportionnée au regard des exigences relatives au respect des sources d’information.
Les cinq journalistes se pourvurent en cassation contre cet arrêt. La Cour de cassation rejeta le pourvoi. Le 26 mai 2009, le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Nanterre rendit une ordonnance de renvoi et de non-lieu partiel, considérant que les intéressés n’avaient pas commis de délit de violation du secret de l’instruction, mais qu’ils avaient commis celui du recel de pièces du dossier de l’instruction. Le 11 mai 2010, le tribunal de grande instance de Nanterre rendit son jugement, et, se fondant sur le fait qu’aucun procès-verbal ou extrait de procès-verbal n’avait été retrouvé lors des diverses perquisitions, conclut que l’infraction de recel n’était pas établie. Il prononça la relaxe des cinq journalistes.
La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. Sans cette protection, les sources journalistiques pourraient être dissuadées d’aider la presse à informer le public. La presse serait alors moins à même de jouer son rôle de « chien de garde » de la démocratie et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie.
Dans l’arrêt Dupuis et autres c. France la Cour a rappelé l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation Rec(2003)13 [anglais] sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales. Cette Recommandation souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale.
Une ingérence dans la confidentialité des sources journalistiques ne peut se justifier que par un impératif prépondérant d’intérêt public. Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence des autorités découlant du secret de l’instruction visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui, à garantir la bonne marche de l’enquête, et par conséquent à protéger l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Les journalistes en cause étaient soupçonnés de recel de violation du secret de l’instruction. Le thème des articles – le dopage dans le sport professionnel, en l’occurrence le cyclisme – et les problèmes afférents concernaient un débat d’un intérêt public très important. Les articles en cause répondaient à une demande croissante et légitime du public de disposer d’informations sur les pratiques de dopage dans le sport – en particulier dans le cyclisme. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne toutefois que les journalistes ne sauraient, en principe, être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun.
La Cour note que les mesures prises par les autorités furent relativement tardives, intervenant entre le 24 septembre 2004 et le mois de janvier 2005 alors que les articles avaient été publiés les 22 et 29 janvier 2004, et les 9 et 10 avril 2004. Au moment où les perquisitions et les interceptions téléphoniques eurent lieu, elles avaient pour seul but de révéler la provenance des informations relatées par les journalistes dans leurs articles. Les démarches antérieures des enquêteurs n’avaient pas permis de déterminer l’identité des auteurs d’une éventuelle violation du secret de l’instruction. La Cour considère que ces informations tombaient manifestement dans le domaine de la protection des sources journalistiques.
La Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources n’est pas un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité des sources, mais un véritable attribut du droit à l’information. La saisie et le placement sous scellés des listings des appels de M. Damien Ressiot et de Mme Dominique Issartel ainsi que les perquisitions opérées à leurs domiciles, les perquisitions et saisies opérées le 13 janvier 2005 aux sièges des journaux Le Point et L’Equipe furent validées par la chambre de l’instruction sans que soit démontrée l’existence d’un besoin social impérieux.
La Cour conclut que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. Même à considérer que les motifs invoqués étaient pertinents, la Cour estime qu’ils n’étaient pas suffisants pour justifier les perquisitions et les saisies mises en oeuvres. Ces mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. Il y a donc eu violation de l’article 10.
La Cour dit que la France doit verser conjointement aux deux premiers requérants 18 896, 80 euros (EUR) pour frais et dépens et aux troisième, quatrième et cinquième requérants conjointement 25 064,78 EUR pour frais et dépens.
CEDH,Ressiot et autres c. France, 28 juin 2012 (requêtes no 15054/07 et 15066/07), non définitif
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